mise en forme d'un exposé fait lors d'un séminaire de médiateurs
1-J’aime le pouvoir.
Le pouvoir est
aimable. Il est plus nécessaire de le connaître que de le craindre.
Depuis toujours, ou
presque, je suis intéressé par la politique, qui est une forme centrale (même
si ce n’est pas la seule) d’exercice du pouvoir. Dès tout petit je rêvais de
« changer le monde », et en particulier de réduire les inégalités,
dont j’avais fait l’expérience dans mon enfance, issu d’un milieu modeste, mais
habitant un quartier privilégié de l’ouest parisien. J’avais l’idée, un peu
naïve, je le concède aujourd’hui avec du recul, que le pouvoir d’Etat était le
levier central pour atteindre cet objectif.
Dès l’âge de 11 ans,
je lisais le journal « le monde » ; je me rappelle la une du
journal le 13 mai 1958. Je rêvais d’être président de la République, et j’ai
d’ailleurs toujours un peu de regret de ne pas l’avoir été. Dès mon plus jeune
âge je déclamais, à haute voix, dans les WC, les discours que je pourrais
prononcer, une fois élu.
C’est donc bien naturellement
qu’après l’X, que j’ai fait parce-que j’aimais les maths, je me suis orienté
vers l’ENA, renonçant à la recherche en mathématiques qui me tentait aussi.
C’est ce qui m’a
conduit à fréquenter, à exercer le pouvoir, ou en tout cas à y participer, car
on l’exerce rarement tout seul, dans la haute administration et l’univers
politique, mais aussi, moins longtemps, il est vrai, à la direction générale
d’entreprises.
2-Le pouvoir n’est
pas toujours où l’on pense :
Pour illustrer cette
proposition, il faut d’abord s’entendre sur ce qu’est le pouvoir. Sans du tout,
à ce moment, chercher à approfondir ce concept, il faut faire la différence
entre le statut qui est en général associé au pouvoir, honneurs, facilités
matérielles, argent… d’une part, et l’exercice du pouvoir, c’est-à-dire la
détention d’une capacité de puissance, de décision, de contrainte, qui permet,
à des degrés divers, d’agir, de faire évoluer ou, à l’inverse, de bloquer tout
changement.
Il y a des détenteurs
du pouvoir qui aiment le statut qu’il confère, la voiture avec chauffeur, la
considération de l’entourage, l’aisance financière, mais qui répugnent à
l’exercer. Car toute décision est une prise de risque. Et ceux-là n’aiment pas
le risque. Ils sont plus nombreux qu’on ne le pense. Une de leur expertise,
notamment dans le monde politique, est la gestion des échéances : ne plus
être là, au moment critique, quand vient le moment des explications ou des
décisions difficiles.
Comme l’ont largement
montré des sociologues, certains membres d’une organisation ont beaucoup plus
de pouvoir que ne le laisserait supposer leur place dans l’organigramme,
beaucoup plus que les détenteurs formels. Ainsi en 1971, jeune stagiaire de
l’ENA dans les Côtes d’Armor, j’avais proposé au préfet de l’époque, dans les
premières semaines après mon arrivée, un argumentaire pour améliorer la part de
notre département dans le partage de l’enveloppe des crédits régionaux, à la
disposition du préfet de région. Mes arguments avaient convaincu et, fait rare,
la répartition avait été modifiée. Le préfet m’avait alors pris en très haute
estime. Et je parcourais le département avec lui, très forte personnalité,
homme de terrain plus que de dossier. Rapidement le bruit se répandit que pour
atteindre le préfet, il valait mieux passer par moi, que par le secrétaire
général, avec lequel il ne s’entendait pas. Et c’est ainsi que je rencontrais
beaucoup d’acteurs économiques locaux, à qui je présentais ma manière de voir
les choses. Ils savaient qu’être de mon avis était souvent de bon augure, quant
à la décision du préfet ; et que j’étais une bonne porte d’entrée pour
ceux qui souhaitaient le rencontrer. Dépourvu de tout pouvoir formel, j’en
avais, de fait, plus que le secrétaire général, N°2 de la préfecture. De même,
quelques années plus tard, directeur général adjoint du Crédit mutuel d’Ile de
France, j’avais la plus grande autonomie d’action, car j’avais été recruté, non
pas par le directeur général de la société, mais par Théo Braun, le président
de la puissante fédération d’Alsace-Lorraine et de la confédération nationale
du Crédit mutuel, pour redresser la situation difficile de l’Ile de France.
On surestime souvent
le pouvoir réel des ministres, en tous cas, celui de nombre d’entre eux. Car
presque tous les sujets mettent en jeu plusieurs ministères, et notamment le
ministère des finances, parce qu’elles ont une incidence financière. La
décision relève donc du Premier Ministre (ou du président de la République),
dans le cadre d’un processus interministériel. Le ministre annonce, en général,
non pas ce qu’il a décidé, mais ce qui est la conclusion d’un processus
collectif, à laquelle il adhère plus ou moins fortement. Les commentaires de
Nicolas Hulot, los de sa démission, sont une illustration, parmi d’autres, de
cette situation.
Le pouvoir n’est pas
proportionnel à la quantité de décisions prises. Quand j’étais conseiller
social du Premier ministre, au début des années 90, des décisions j’en ai pris
d’innombrables sur des sujets apparemment techniques, mais qui touchaient à la
vie de milliers, parfois de millions de gens. Dans mon
« portefeuille », il y avait notamment, la fonction publique, la
santé, le logement…, beaucoup d’éléments constitutifs de la vie quotidienne.
Ainsi, par exemple, j’ai fixé le numerus clausus des étudiants en médecine pour
1992, l’évolution des barêmes des aides au logement pour la même année, et de
très nombreux ajustements dans les grilles de rémunération, les primes de
certaines catégories de fonctionnaires, tout cela étant inscrit dans les fameux
« bleus de Matignon » qui consignaient les arbitrages du Premier
Ministre.
Comment cela se
faisait-il ? C’était la conséquence de ce que j’ai évoqué, il y a un
instant : une grande part des décisions de l’Etat sont prises au niveau du
Premier Ministre. Le principe est simple et cohérent : c’est le premier
ministre, chef du gouvernement, (en lien plus ou moins étroit avec le président
de la république) qui arbitre entre les positions des différents ministères
concernés par un sujet. Mais les journées du premier ministre n’ayant que 24
heures, il n’est pas, physiquement, en mesure d’intervenir chaque fois que son
arbitrage est sollicité. Ce rôle est donc, implicitement délégué aux membres de
son cabinet, sauf si un ministre insatisfait réclame l’intervention directe du
premier ministre ; ce que le ministre ne peut faire systématiquement, et
qu’il réserve aux sujets qui lui tiennent particulièrement à cœur ou aux
situations où la décision envisagée par les conseillers du premier ministre lui
est manifestement trop défavorable. Pour garder la « maitrise » d’un
dossier, ces conseillers ont donc tendance à prendre des décisions de
« juste milieu », satisfaisantes pour personne, mais qui ne
provoqueront pas de remise en cause au niveau supérieur, en un mot des
décisions assez conservatrices.
C’est pourquoi, malgré
le grand nombre de situations où « j’ai décidé », je n’ai pas le
sentiment d’avoir réellement pesé sur les choses pendant mon passage à
Matignon. Sur aucun sujet, sauf à la marge, je peux dire que « si je
n’avais pas été là, cela aurait été différent ». Dans le lieu central du
pouvoir d’Etat où je me trouvais, j’ai rétrospectivement le sentiment d’avoir
exercé peu de pouvoir, au sens où je l’entends, c’est-à-dire capacité de faire
changer les choses, dans la ligne de ses convictions.
J’étais devenu une
machine à prendre des décisions ; une machine, c’est-à-dire un objet
mécanique. Sous la pression incessante des dossiers à traiter, je ne prenais
plus le temps de la réflexion, du recul, de la mise en perspective. Et je
crains que ce n’ait été le lot de d’un grand nombre de mes collègues.
Paradoxalement j’ai le
sentiment d’avoir plus exercé le pouvoir dans des moments de ma vie plus
discrets.
J’ai parlé tout à
l’heure de mon expérience de stagiaire de l’ENA, dans les côtes d’Armor. Cinq
ans plus tard, en 1976, alors que j’étais un très jeune fonctionnaire, le
premier ministre Jacques Chirac souhaite mettre en place un plan de relance par
l’investissement. Je souffle à l’oreille de mon directeur, Pierre Cabanes, que
ce plan pourrait avoir un volet « investissement dans les conditions de
travail ». Je rédige, à sa demande, quelques lignes d’argumentaire. Le
fonds pour l’amélioration des conditions de travail, doté alors de 24 millions
de francs (ce n’était pas rien à l’époque) était né. Et il existe toujours.
Le pouvoir n’est-il
pas là, dans la possibilité de faire bouger les lignes, souvent en toute
discrétion.
Comme délégué
interministériel à la famille, 20 ans plus tard, dans un contexte différent,
parce qu’alors j’étais dans une position d’autorité, j’ai eu aussi le sentiment
d’une certaine capacité de pouvoir.
J’ai par exemple
réussi à faire aboutir une très grande réforme des aides au logement, avec une
hausse de 7 milliards de francs de leur budget. Je n’avais qu’une légitimité
partielle à traiter du sujet, le logement est un élément essentiel des
conditions de vie des familles. Mais c’était le ministère du logement qui
était, à titre principal, responsable. Depuis près de 20 ans, il n’avait pu
faire que des réformes marginales, compliquant et rendant incompréhensibles ces
aides, du fait de l’emprise qu’exerçait sur lui, le ministère des finances.
Quand j’ai manifesté
mon souhait de voir améliorer en profondeur le système d’aide, les responsables
du ministère du logement m’ont regardé avec un scepticisme un peu
condescendant. J’ai persévéré en dessinant les contours de la réforme que je
souhaitais, grâce à un modeste tableau excel, élaboré par un des membres de mon
équipe, qui dans le passé avait travaillé sur le sujet. Voyant que je ne
lâchais pas prise, le ministère des finances a mis en avant un contre-projet,
qui reprenait certains principes que j’avais mis en avant, mais au prix d’une
diminution sensible des aides pour certaines catégories de personnes, afin que
la réforme ne coûte pas. C’était au moment où les rentrées fiscales étaient
bonnes : une « cagnotte » était à redistribuer, sous forme de
baisse d’impôts. Mais que redonner à ceux qui n’en payaient pas. En plaidant
auprès de Matignon que « les pauvres sont ceux qui touchent les aides au
logement » et que donc ma réforme est une bonne façon de les faire
profiter de la « cagnotte », j’obtiens une décision du premier
ministre Lionel Jospin, favorable à mon projet. A ce moment j’ai vraiment eu le
sentiment d’avoir fait bouger les choses, « d’avoir du pouvoir »,
grâce à trois ingrédients : la cohérence (du projet), mon réseau, qui m’a
permis de chercher et trouver des alliés ; et bien sûr…les circonstances.
Je citerai un deuxième
exemple, de la même époque et relatif à l’organisation de l’accueil de la
petite enfance.
Depuis 1986, douze ans
avant mon arrivée à la tête de la délégation interministérielle à la famille,
un projet de décret était en chantier, pour améliorer les conditions de
fonctionnement des lieux d’accueil de la petite enfance, en premier lieu les
crèches. L’ambition générale du texte visait à renforcer leur dimension
éducative, les aspects sanitaires étant jusque-là prévalents. Le texte
prévoyait notamment d’ouvrir la direction des petites crèches, jusque-là
monopole des infirmières puéricultrices, aux éducatrices de jeunes enfants, en
cohérence avec son ambition éducative. C’est ce point qui faisait question et
conduisait à ce que le projet n’aboutisse jamais : la remise en cause
d’« une chasse gardée » d’une catégorie professionnelle, invitée à
partager avec une autre, dont le diplôme, de surcroît, demandait moins d’années
d’études, ce qui « naturellement » signifiait « moins de
compétences ». Chacune de ces deux professions était sous la houlette
d’une direction différente du ministère des affaires sociales, direction
générale de la santé pour les puéricultrices, direction générale de l’action
sociale pour les éducatrices de jeunes enfants. Et celles-ci se livraient une
lutte féroce pour maintenir l’existant, ou pour le faire bouger, relayées par
leurs correspondants au cabinet du ministre ; ce qui expliquait le statu
quo.
En réunissant les
représentants de chacune des deux directions, j’avais, par mon arbitrage,
permis d’aboutir à un texte unique. Mais je ne pouvais décider seul ; car
il s’agissait d’un décret, à la signature donc des ministres et du premier
ministre. Comment, dès lors éviter que mon travail ne soit défait, dès qu’il
arriverait au niveau du cabinet du ministre, où, de façon probable les
représentants de chacune des deux directions auraient, sans nul doute, repris
leur affrontement, ce qui risquait, à nouveau d’empêcher tout progrès. J’ai
envoyé le projet de texte à Martine Aubry, la ministre dont je dépendais, que
je connaissais très bien, avec la mention « sans réponse de ta part dans
les huit jours, je mets le texte en consultation publique » ; ce qui
arriva, puisque mon envoi ne comportait, délibérément, aucun signalement
particulier, qui aurait pu attirer l’attention d’une ministre à l’emploi du
temps submergé. De cette façon le texte, rendu public, devenait beaucoup plus
difficile à enterrer. Recevant la présidente de l’association des puéricultrices,
j’ai eu la surprise de l’entendre dire : si vous maintenez le texte en
l’état, c’est-à-dire si vous permettez l’accès des éducatrices de jeunes
enfants à la direction des crèches, « nous mettrons le pays à feu et à
sang ». Que pouvais-je lui répondre, sinon cette invitation
« faites ».
Il ne s’est bien sûr
rien passé. Et le décret a été signé le premier juillet 2000, sans
modification, par le premier ministre Lionel Jospin 14 ans après sa mise en
chantier. Là aussi, j’ai eu le sentiment « d’exercer un pouvoir ».
Je citerai un dernier
exemple, plus récent. J’étais en retraite, sans aucune fonction donc, sans
aucun pouvoir…apparent. Je rencontre en Savoie, où j’habite, une famille de
kosovars, les parents et 5 enfants. Toutes les demandes d’asile et les recours
avaient échoué et la famille était soumise à une obligation de quitter la
France, sans délai. Que puis-je faire ?
J’ai recherché sur
internet, la liste des préfets en poste. Et j’en ai trouvé un, un seul, préfet
de région, qui avait travaillé avec moi, 20 ans auparavant. Je l’ai appelé, lui
ai exposé la situation et demandé qu’il me facilite l’accès au préfet de
Savoie, seule autorité pouvant faire évoluer la situation. Cinq minutes plus
tard il me rappelait avec ce message « le préfet de Savoie est prêt à vous
écouter ». Le problème a été réglé.
De ces souvenirs, je
tire quelques leçons.
Le pouvoir
n’appartient pas forcément à ceux qui sont le plus visibles. La décision est en
général le produit de l’interaction de multiples forces. Et les plus actives,
les plus efficaces ne sont pas forcément celles qui sont le plus à la lumière.
Combien « d’hommes de l’ombre (et de femmes)» agissent pour bloquer
ou pour pousser une décision. C’est d’ailleurs sur ce registre qu’interviennent
les innombrables lobbyistes et leurs commanditaires, les « visiteurs du
soir ».
Le pouvoir s’appuie
bien souvent sur des réseaux explicites ou informels, qui génèrent entre leurs
membres complicité, connivence, alliances. C’est le fait d’être membre d’un
même corps, dans la haute administration et aussi dans la moins haute ; le
passage par une même école, une même entreprise ; une communauté
d’appartenance, idéologique, religieuse, familiale, politique… Cela se construit et se nourrit. Je me
souviens, par exemple, qu’en 1981, François de Grossouvre, le directeur de
cabinet de François Mitterrand, organisait des déjeuners entre les jeunes
membres de cabinet « les plus prometteurs » de la nouvelle équipe
gouvernementale…pour qu’ils créent des liens entre eux.
3-Les sources du
pouvoir :
Qu’est ce qui engendre
l’exercice du pouvoir ? quelles sont les sources du pouvoir. Elles sont
multiples, explicites, reconnues ou non ; légitimes ou non.
C’est d’abord un mandat
de la part de la personne ou de l’entité, de niveau supérieur qui possède
la légitimité.
Ainsi l’article 3 de
notre Constitution affirme : La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce
par ses représentants et par la voie du référendum. Le pouvoir de tous ceux qui
exercent des fonctions publiques, politiques ou administratives découle de ce
principe. Le président, les parlementaires, les maires…reçoivent, par l’élection,
un mandat, qu’ils peuvent ensuite, sous certaines conditions déléguer, à des
ministres, des fonctionnaires…En
effet, dans les démocraties, c’est le vote de chacun, à égalité, qui conduit à définir le bien commun, avec des ajustements
et des corrections au fil des alternances, et avec les « garde-fous »
que constituent les textes de principe, déclaration universelle des droits de
l’homme, principes généraux du droit, constitution. Il n’est pas sûr que,
telles qu’elles fonctionnent aujourd’hui, les démocraties, et notamment la
nôtre, assument correctement cette fonction fondamentale d’élaboration du bien
commun
Dans l’entreprise les dirigeants reçoivent mandat des
actionnaires, c’est-à-dire des possesseurs du capital, qui aujourd’hui sont
considérés, dans notre pays, comme seuls légitimes à fonder le pouvoir de direction.
Je l’ai expérimenté à BPI dans les
années 2000. C’est l’actionnaire très majoritaire qui m’avait fait venir.
J’avais une légitimité forte. Et j’ai vraiment exercé le pouvoir. Le jour où
l’actionnaire m’a retiré sa confiance, je suis parti sans délai et sans regret.
Parce que sans cette confiance de l’actionnaire, il est impossible de diriger
vraiment.
C’est la source la
plus simple et la plus explicite du pouvoir. Mais il y en a bien d’autres.
Le savoir : la crise du covid a bien illustré le
poids des « sachants », sur l’opinion publique, les médias, le
gouvernement faisant par ailleurs référence, dans ces décisions, à l’état de la
science, défini par un « conseil scientifique » et une « haute
autorité de santé ». La décision formelle n’appartient, en général, pas
aux scientifiques ; mais comme il est difficile au décideur de s’écarter
de leur avis. Car la science est, aux yeux de beaucoup, censée « dire le
vrai ». Or, si on peut lui reconnaître une capacité de dénoncer le faux,
il faut être d’une grande prudence quant à la démonstration du vrai : la
science est l’univers du doute, de la controverse. Et derrière les débats
scientifiques se cachent souvent, de lourds enjeux financier, auxquels les
scientifiques ne sont pas toujours indifférents… Les exemples sont nombreux, en
particulier dans ce qui touche à la santé humaine, parce-que la sensibilité de
chacun y est particulièrement grande, mais aussi parce-que le savoir sur le
fonctionnement humain est encore bien modeste, , malgré les apparences et malgré
l’assurance parfois arrogante de certains « professeurs ». Les
controverses sur le glyphosate et les pesticides de synthèse en sont une
illustration, parmi bien d’autres.
Le simple fait d’être
perçu comme un sachant, comme un expert donne du pouvoir. Et la tentation
existe chez certains de légitimer le pouvoir par le savoir…en oubliant cette
remarque si juste de Paul Ricoeur : « sur les choses essentielles,
les experts n’en savent pas plus que vous ».
Plus diffus, plus
impalpable, mais non moins réel, le statut est une source de pouvoir.
Combien de fois ai-je fais l’expérience que la mention de mon cursus d’études
et professionnel m’ouvrait des portes, qui étaient fermées à d’autres.
Récemment encore, le sous-préfet de St Jean de Maurienne qui avait refusé de
recevoir sur un sujet d’environnement, la présidente de l’association concernée
directement, m’a ouvert ses portes, au seul énoncé de mes passages en cabinet
ministériel. Comme il est difficile, quand quelqu’un exprime un point de vue, de
ne l’évaluer qu’au regard de son contenu propre, et non de sa place dans la
société. Combien nombreux, par exemple, sont ceux qui accordent une présomption
de « dire le vrai » au journaliste, au dirigeant économique ou
politique, à l’expert, à l’influenceur…Ce qui conduit certains à dépenser
beaucoup d’énergie pour conquérir, parfois seulement en apparence, un statut.
Indissociable du
statut, parce qu’il en est à la fois une source et un effet, le réseau
est un levier très important de pouvoir, sous-estimé souvent. Je l’ai illustré
dans certains propos qui précèdent.
L’argent est naturellement une source très forte de
pouvoir. Souvent l’un et l’autre sont associés. L’argent donne du pouvoir. Le
pouvoir, bien souvent, enrichit. Il ne s’agit pas seulement du pouvoir de
l’actionnaire que nous avons évoqué plus haut, ni du pouvoir du client.
L’argent donne du
pouvoir souvent simplement par le statut qu’il confère à celui qui en possède.
Mais surtout, parce-que les humains aiment l’argent, celui-ci est un appât, et
les manières de s’en servir, pour celui qui en possède, sont innombrables. J’ai
été moi-même témoin dans ma vie professionnelle de ces tentatives de corruption
implicites, qui créent un lien, une dépendance : dès le début de ma vie
professionnelle, un billet d’avion proposé par le DRH d’un grand groupe
industriel, alors qu’il m’était par ailleurs remboursé ; un peu plus tard,
quand j’étais en cabinet ministériel une soirée au Lido proposée par un
industriel, qui, je l’ai appris ensuite, cherchait des connexions avec
l’administration…Et ces innombrables actions de « sponsoring » qui
sont des façons pour ceux qui les financent d’exercer leur influence. Ce n’est
là que la face visible de l’iceberg. De l’argent circule dans les lieux de
pouvoir, implicitement ou explicitement. Sans parler de ces adhérences qui
parfois facilitent les carrières professionnelles.
La force: J’ai gardé en mémoire ce passage de Faust, étudié
au lycée, où Goethe fait dire à son héros: « Im Anfang war das
Wort », puis, un peu plus tard : « Im Anfang war die Tat » et
enfin « Im Anfang war die Kraft » exprimant, dans une sorte de
gradation, ce qui est à la source, au commencement : « la
parole » ; « l’action » ; et en définitive « la
force ». Et je me souviens aussi de cette phrase confiée au jeune
fonctionnaire que j’étais, dans les premières semaines de ma vie
professionnelle, par le directeur général du ministère : « le
pouvoir, ça se prend ». Le pouvoir est non seulement capacité
d’agir ; il est aussi domination et contrainte. Il est la résultante d’un
rapport de forces. La prise du pouvoir passe en général par des batailles,
chacun en a l’expérience : et pour moi, elle a commencé aussi à l’ENA, où,
délégué des élèves, j’ai organisé une grève des épreuves qui a débouché sur des
changements de position de l’administration et donc sur une
« victoire ». Plus largement l’histoire est dominée par les luttes de
pouvoir, qui engendrent les guerres. Nous le vivons très concrètement
aujourd’hui, en Ukraine.
De ce point de vue la
conquête du pouvoir est souvent prise de risques, car lorsqu’on engage une
bataille, on n’est pas sûr de la gagner.
Il est une force
particulière, qui peut, paradoxalement, donner un grand pouvoir : la
faiblesse. C’est le cœur de la démarche des non-violents, si bien illustrée
par cette parole de Martin Luther King : « à ta force de meurtrir, je
répondrai par ma force de souffrir ».
Et dans le
prolongement de cette approche, me vient à l’esprit, ce pouvoir si
merveilleusement décrit par Vassili Grossmann, dans son œuvre monumentale,
« vie et destin », le pouvoir de la bonté.
Et, en définitive, une
source de mon pouvoir réside dans ce que je suis. Bien sûr, mon pouvoir est
lié à ma fonction, à mon statut, à mon savoir, à mon argent, à ma capacité de
puissance. Mais il dépend, au-delà de tout cela, de ce que je suis, de ce qui
rayonne de moi ; c’est peut-être ce qu’on appelle « l’autorité ».
Et la plus grande hypocrisie, c’est de ne pas reconnaître le pouvoir que
l’on a.
4-L’exercice du
pouvoir ; la décision.
Une décision, dans la
plupart des cas, met en cause des intérêts ou au minimum bouscule des
habitudes. Décider demande donc du discernement, de la pédagogie, mais aussi,
et c’est souvent ce qui manque, du courage. Ce n’est pas par hasard, qu’en
exergue du premier livre que Martine Aubry et moi avons écrit ensemble,
« le choix d’agir », nous avions choisi de mettre cette phrase du
philosophe Vladimir Jankélévitch « il faut commencer par le commencement ;
et le commencement de tout, est le courage ».
Toute ma vie
professionnelle m’a mis dans des positions de pouvoir et en interaction avec
des pouvoirs, que ce soit dans les postes de direction que j’ai occupés ou dans
mes fonctions en cabinet ministériel, mais aussi de façon plus implicite, mais
non moins réelle dans de nombreuses situations de conseil ou d’influence, qui
ont jalonné mon existence.
Le pouvoir on
l’exerce, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, quand on est patron.
Cela m’est arrivé quatre fois dans ma vie professionnelle, à la fin des années
70 au crédit mutuel d’ile de France, dans les années 80 à l’ANACT (Agence
nationale pour l’amélioration des conditions de travail), à la fin des années
90 comme délégué interministériel à la famille et dans les années 2000, au sein
du cabinet de conseil BPI. J’étais directeur général ou membre de la direction
générale avec beaucoup d’autonomie et des pouvoirs, des capacités d’action,
étendus. Je recrutais, dépensais, signais des contrats, décidais de
l’organisation… ; plus en profondeur je proposais une vision et
m’efforçais d’y faire adhérer les collaborateurs. Cela a été des moments
riches, dont je retiens plusieurs leçons.
La première c’est
l’équipe. On n’exerce pas le pouvoir tout seul. Si on est souvent solitaire
dans le moment ultime de la décision, c’est en équipe qu’on prépare et qu’on
élabore ; c’est en équipe qu’on met en œuvre. Faire équipe, c’est
construire de la confiance ; confiance dans ses collaborateurs, ce qui
peut impliquer de leur confier des fonctions et des responsabilités qu’on
exercerait mieux qu’eux ; confiance des collaborateurs dans leur patron,
du fait du projet qu’il porte et des valeurs personnelles qui l’animent ;
confiance des collaborateurs parce qu’on leur fait confiance, qu’on leur donne
les moyens d’agir et qu’on les fait grandir.
J’ai toujours eu le
souci de faire exister une équipe de direction autour de moi ; avec ceux
qui étaient déjà présents, en priorité, quitte à les faire changer de
fonction ; avec des nouveaux aussi ; en évitant ce travers qui nous menace
tous : s’entourer de ses semblables. Des compétences, des sensibilités,
des personnalités diverses, c’est plus difficile à gérer ; les risques de
tensions, d’affrontements sont plus grands. Mais quelle richesse ! Quand
viennent les problèmes, la diversité des points de vue est une garantie ;
le risque de passer sous silence un aspect, d’occulter une conséquence est
moindre. En un mot, on a plus de chances de faire le tour du sujet et de bien
décider.
Les différences
n’empêchent pas de partager une vision commune. C’est une responsabilité
centrale du patron que d’avoir cet objectif pour son équipe de direction :
proposer et faire partager une vision. Cela peut prendre du temps et demander
de l’énergie, comme j’en ai particulièrement fait l’expérience à l’ANACT, quand
j’ai pris la direction en 1982 de cet établissement, profondément divisé et en
plein doute sur sa mission. Mais ensuite, quel confort dans la prise de
décision ; non parce-que tous mes collaborateurs directs pensaient la même
chose, bien au contraire. Mais parce-que la vision partagée était le
« juge de paix » qui permettait les arbitrages.
Une décision, en
effet, ne s’impose jamais d’elle-même. Sinon c’est une évidence, dont il suffit
de prendre acte. Décider, c’est choisir une direction avec les potentialités
qu’elle renferme, mais aussi les risques qu’elle comporte ; plutôt qu’une
autre, qui comporte aussi du positif et du négatif. Choisir c’est renoncer. Et
choisir une voie plutôt qu’une autre c’est donner la priorité à un critère
d’appréciation par rapport à un autre. Et c’est le cap qu’on s’est donné, la
vision partagée, qui permet d’expliquer la priorité donnée à un critère et les
raisons qui mettent les autres au second plan.
5-La légitimité du
pouvoir :
Avant d’essayer
d’éclairer ce sujet, force est de constater que le pouvoir est
partout ; dans la famille : relation d’autorité parents enfants, mais
aussi parfois emprise des enfants sur l’un ou l’autre parent, rapport de forces
entre frères et sœurs, même au plus jeune âge ; à l’école ; dans la
vie professionnelle, rapport hiérarchique formalisé, mais aussi rapport de
forces implicites avec des collègues, voire des supérieurs ; dans un
couple, jusqu’au déséquilibre extrême de l’emprise, dans la cité, dans une équipe
sportive…Y a-t-il une relation dénuée de tout rapport de pouvoir ?
visiblement, ou de façon plus cachée, par la peur, la séduction…
Depuis longtemps je
suis habité par le récit biblique de la tentation de Jésus au désert. Ce qui
est mis en avant par le tentateur, c’est d’abord la possession, puis la
domination, enfin l’égo. N’y a-t-il pas au plus profond de chacun de nous, ces
aspirations, ces ressorts, qui sont différentes facettes du désir de pouvoir.
Et c’est peut-être pour cela que l’exercice du pouvoir, réel, et même apparent
procure une jouissance, jamais assouvie et agit sur les esprits comme une
drogue. Il y a une addiction dans l’exercice du pouvoir, dans la domination.
Plus on a de pouvoir,
plus on doit y être attentif, au risque sinon de n’avoir comme seule
perspective que le faire grandir, comme l’illustrait si clairement Bertrand de
Jouvenel, dans un livre publié au lendemain de la deuxième guerre mondiale, et
qui m’avait beaucoup marqué au moment où je me préparais à faire l’ENA :
« du pouvoir : histoire naturelle de sa croissance ».
Y a-t-il d’autre
antidote à cette drogue que la bonté, « l’agapé », long chemin
intérieur, jamais achevé.
Car
méfions-nous : on doit bien sûr faire la différence entre le pouvoir
exercé pour soi, pour défendre ses intérêts personnels, pour dominer
l’autre ; et le pouvoir en vue d’une finalité, qui dépasse sa propre
personne et qu’on considère comme bonne, dans la direction d’une entreprise,
d’une association, dans une fonction politique, religieuse…, la légitimité
étant alors fondée sur les objectifs de l’organisation dans laquelle on exerce
l’autorité. On peut se rassurer en ayant la conviction que si on exerce le
pouvoir, « c’est pour faire le bien ».
Dans ce livre
magnifique, que j’ai déjà cité, Vie et Destin, où sous couvert de nous raconter
la vie d’une famille russe au temps de la bataille de Stalingrad, Vassili
Grossmann se livre à une critique impitoyable du nazisme et du stalinisme, en
soulignant leurs convergences, il relève que l’objectif affiché des dirigeants
de l’URSS et de l’Allemagne était de « faire le bien » de leurs
peuples. Au fil de l’histoire, combien de massacres, de destruction, de
malheurs, au nom du bien. Et peut-être, dans nos histoires personnelles aussi.
Et c’est dans ce
contexte que Vassili Grossmann oppose au « Bien », la Bonté : « C’est ainsi qu'il existe, à côté de ce grand
bien si terrible, la bonté humaine dans la vie de tous les jours. C'est la
bonté d'une vieille, qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à
un bagnard qui passe, c'est la bonté d'un soldat qui tend sa gourde à un ennemi
blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d'un
paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif. C'est la bonté de ces
gardiens de prison, qui, risquant leur propre liberté, transmettent des lettres
de détenus adressées aux femmes et aux mères.
« Cette bonté privée d'un individu à l'égard
d'un autre individu est une bonté sans témoins, une petite bonté
sans idéologie. On pourrait la qualifier de bonté sans pensée. La bonté
des hommes hors du bien religieux ou social.
« Mais, si nous y réfléchissons, nous voyons
que cette bonté privée, occasionnelle, sans idéologie, est éternelle. Elle
s'étend sur tout ce qui vit, même sur la souris, même sur la branche cassée que
le passant, s'arrêtant un instant, remet dans une bonne position pour qu'elle
puisse cicatriser et revivre.
Cela doit-il nous
conduire à discréditer tout pouvoir`, à renoncer à l’exercer ?
Je ne le crois
pas ; car le pouvoir est nécessaire au fonctionnement de la société. Dans
toute organisation, même les plus « autogestionnaires », il existe
des modalités d’exercice du pouvoir, des mécanismes d’arbitrage, des décisions à
prendre, qui s’imposent, une fois prises. Et, comme je l’ai souligné, il y a
quelques minutes, le pouvoir est partout. Il faut accepter de le voir où il
est, de l’exercer et même, si nécessaire, de le conquérir.
Mais, il faut
s’efforcer de le vivre comme un service, non pas une possession, mais un
don : immense ascèse, jamais accomplie, mais dont le monde a besoin et
dont le premier ferment est l’humilité.
Conclusion :
Le pouvoir est
paradoxe :
Fascine et repousse
Désiré et craint
Nourriture de l’ego, toujours plus affamé, centré sur soi, ayant
pour seul repère, son propre intérêt, mais aussi service nécessaire pour
le fonctionnement de la société, pour le bien commun.
En chacun de nous se
mêlent ces deux facettes. La première est spontanément présente. La deuxième
émerge, plus ou moins, au fil du temps à mesure qu’apparaît ce repère que maman
illustre si bien et que nous avons chanté lors de ses obsèques : « il
restera de toi ce que tu as donné ».